Chapitre 4
Le Baron Charles de Mortimer, qui s’était rebaptisé Spade pour ne jamais oublier le temps où il avait été prisonnier d’une colonie pénitentiaire où on ne l’appelait que par le nom de l’outil qu’on le forçait à manier, possédait une demeure étonnante. Sa maison était un magnifique domaine aux pelouses immaculées, entouré de haies infranchissables. Son style XVIIIe laissait à penser qu’elle datait de l’époque où Spade était encore humain. À l’intérieur se trouvaient de longs et spacieux couloirs. Des murs en bois sculptés. Des plafonds couverts de fresques. Des lustres en cristal. Des tapisseries tissées à la main et des meubles antiques. Une cheminée assez grande pour servir de salle de réunion.
— On est chez la reine d’Angleterre ? murmurai-je irrévérencieusement après qu’un serviteur nous eut ouvert la porte.
— Ça ne correspond pas à tes goûts, ma belle ? demanda Bones avec un regard entendu.
Pas vraiment. J’avais grandi dans la campagne de l’Ohio, et mon ancien costume du dimanche aurait eu l’air d’un torchon à vaisselle à côté du tissu qui ornait le canapé devant lequel nous venions de passer.
— Tout est si parfait. J’aurais l’impression de profaner les fauteuils en m’asseyant dessus.
— Je vais peut-être devoir changer la chambre que j’avais prévue pour vous et voir si on n’a rien de plus approprié dans les écuries, dit une voix moqueuse.
Spade apparut, ses cheveux noirs et hérissés tout ébouriffés, comme s’il venait de sortir du lit.
Une fois de plus, j’avais royalement mis les pieds dans le plat.
— C’est charmant, chez toi, dis-je. Ne fais pas attention à ce que je dis. J’apprendrai les bonnes manières quand les poules auront des dents.
Spade serra Bones et Mencheres dans ses bras avant de me prendre la main et, curieusement, d’y déposer un baiser. Il n’était pas si formel d’ordinaire.
— Les poules n’ont pas de dents, et elles ne volent pas. (Un petit sourire se dessina sur ses lèvres.) En revanche, il paraît que tu t’es sentie pousser des ailes cette nuit.
Le ton sur lequel il dit cela me mit mal à l’aise.
— Je n’ai pas volé. J’ai simplement sauté très haut. Je ne sais même pas comment j’ai fait.
Bones me lança un regard que je ne parvins pas à déchiffrer. Spade ouvrit la bouche pour parler, mais Mencheres leva la main.
— Pas maintenant.
Spade donna une tape dans le dos de Bones.
— C’est vrai. L’aube approche. Je vais vous montrer votre chambre. Tu es pâle, Crispin, je t’envoie quelqu’un.
— Si je suis pâle, ce n’est pas à cause de la faim, dit Bones d’une voix morne. Quand je suis revenu à moi, elle s’était quasiment vidée de son sang pour me le faire boire. Heureusement que Mencheres est arrivé avec les sachets de plasma, sinon j’aurais été forcé de la transformer en vampire avant qu’elle y soit prête.
Nous suivîmes Spade dans l’escalier.
— Son sang est différent de celui d’un humain, comme nous en avons eu cent fois la preuve, donc je t’envoie quand même quelqu’un.
— J’ai d’autres soucis en tête que mon repas.
Spade n’était pas encore au courant de la cerise sur le gâteau de notre soirée. Il savait simplement que nous avions été attaqués par des goules.
La porte s’ouvrit sur une chambre spacieuse au mobilier antique, avec un lit à baldaquin digne de Cendrillon, après son mariage avec le Prince Charmant, bien sûr, et une grande cheminée. Le regard que je jetai dans la salle de bains m’apprit que ses murs étaient entièrement en verre, et peints à la main. Je me retrouvai de nouveau mal à l’aise à l’idée de toucher quoi que ce soit. Même les couvertures à coutures de soie du lit semblaient trop belles pour que l’on s’allongeât dessus.
Bones ne partageait pas mes scrupules. Il ôta sa veste, laissant apparaître sa chemise et son pantalon déchirés par les impacts de balles, enleva ses chaussures et s’écroula dans le fauteuil le plus proche.
— Tu ressembles à un morceau de gruyère, commenta Spade.
— Je suis crevé, mais il y a quand même une chose qu’il faut que tu saches.
Spade releva la tête.
— Quoi ?
En quelques phrases succinctes, Bones le mit au courant de ces semaines perdues, l’année de mes seize ans… et du fait que Gregor affirmait que j’étais sa femme, et pas celle de Bones.
Spade ne dit rien pendant une minute. Il fronça les sourcils, puis laissa finalement échapper un petit sifflement.
— Bon Dieu, Crispin.
— Je suis désolée.
Je marmonnai cela en détournant les yeux de Bones et de ses vêtements transformés en passoire. Tout est de ta faute, ajouta impitoyablement ma conscience.
— Ne t’avise plus jamais de t’excuser, répondit immédiatement Bones. Tu n’as pas demandé à naître comme ça, et tu n’as pas demandé à Gregor de s’entêter à te harceler. Tu ne dois d’excuses à personne.
Je n’en croyais pas un mot, mais je m’abstins de répondre. Cela aurait demandé plus d’énergie que nous n’en avions lui et moi.
Je me contentai donc de camoufler mes pensées, un art dans lequel j’étais passée maître en un an.
— Spade a raison, tu aurais bien besoin d’un peu de sang. Je vais me doucher, tu n’as qu’à aller boire au premier cou qui passera.
Spade hocha la tête pour marquer son approbation.
— Dans ce cas, c’est réglé. Cat, j’ai prévu des vêtements qui devraient t’aller, et pour toi aussi, Crispin. Mencheres, je vous montre votre chambre, et nous discuterons de tout cela plus tard.
La Mort m’avait prise en chasse. Elle me poursuivait sans relâche dans les rues étroites et les allées resserrées par lesquelles je m’enfuyais. Chacun de mes halètements essoufflés était ponctué d’un appel à l’aide, mais j’avais l’horrible certitude que je ne disposais d’aucune échappatoire.
Ces rues avaient quelque chose de familier, même si elles étaient désertes. Où étaient donc passés tous les gens ? Pourquoi personne ne venait à mon secours ? Et ce brouillard… ce maudit brouillard. Il me faisait trébucher sur des obstacles invisibles, et il semblait s’accrocher à mes chevilles alors que je courais dans ses volutes.
— Par ici…
Je connaissais cette voix. Je me tournai vers elle et redoublai d’efforts pour me précipiter vers ce son. Derrière moi, la Mort maugréa des jurons mais ne se laissa pas distancer. Régulièrement, ses griffes creusaient des sillons dans mon dos et me faisaient hurler de peur et de douleur.
— Tu y es presque.
La voix me fit courir de plus belle en direction d’une silhouette cachée dans l’ombre qui apparut au bout d’une ruelle. Dès que je la vis, la Mort ralentit et prit plusieurs longueurs de retard. À chaque nouvelle foulée qui m’éloignait du mal qui me poursuivait, je me sentais un peu plus soulagée. Pas de panique, j’y suis presque…
L’homme sortit de l’ombre. Ses traits se révélèrent, et je vis d’épais sourcils couronnant des yeux gris vert, un nez aquilin, des lèvres charnues et des cheveux blond cendré. Une cicatrice zigzaguait de son sourcil à sa tempe, et ses cheveux tombant jusqu’aux épaules volaient au vent.
— Viens, ma chérie.
Un signal d’alarme se déclencha dans ma tête. Tout à coup, le désert urbain qui nous entourait disparut. Il ne restait plus rien que lui et moi, en plein milieu du néant.
— Qui es-tu ?
C’était une sensation étrange. J’avais envie de me précipiter vers lui, mais quelque chose me retenait.
— Tu me connais, Catherine.
Cette voix. Familière, mais pourtant parfaitement inconnue. Catherine. Plus personne ne m’appelle comme ça…
— Gregor.
Dès que mes lèvres prononcèrent son nom, mon malaise se dissipa. Cela devait être lui, ce qui signifiait que j’étais en train de rêver. Et si j’étais en train de rêver…
Je m’arrêtai à quelques centimètres de ses mains tendues et reculai. Nom d’un chien, j’avais failli me jeter dans ses bras.
Il grimaça de frustration, puis fit un pas vers moi.
— Viens à moi, mon épouse.
— Pas question. Je sais quelles sont tes intentions, Marchand de sable.
J’avais retrouvé ma propre voix. Je reculais à chaque mot et je m’incitais silencieusement à me réveiller. Ouvre les yeux, Cat ! Debout là-dedans !
— Tu ne sais que ce qu’on t’a dit.
Il avait un accent français, ce qui n’était pas surprenant, et ses paroles résonnaient en moi. Même en rêve, sa puissance était palpable. La vache, ce n’est pas une petite hallucination de pochette-surprise, hein ? Méfie-toi, Cat. Tu cours un vrai danger.
— J’en sais suffisamment.
Il rit sur un ton de défi.
— Vraiment, ma chérie ? Est-ce qu’on t’a dit qu’on m’a effacé de ta mémoire parce que c’était le seul moyen de te séparer de moi ? Est-ce qu’on t’a décrit les hurlements que tu as poussés lorsqu’on t’a arrachée à mes bras, la manière dont tu les as implorés pour leur dire que tu ne voulais pas me quitter ?
Je reculais à mesure qu’il approchait. Et évidemment, dans ce rêve, je n’étais pas armée.
— Quelque chose dans ce genre. Mais je ne suis pas ta femme.
Gregor s’approcha encore. Il était grand, près d’un mètre quatre-vingt-quinze, et son sourire amplifiait la beauté cruelle de ses traits.
— Ne préférerais-tu pas le découvrir par toi-même, plutôt que de te faire dicter ce que tu dois croire ?
Je lui lançai un regard plein de soupçons.
— Désolé, mon pote, mais pour moi, l’affaire est close. Mencheres ne peut pas rouvrir le dossier, et seule ta parole me dit que nous sommes mariés.
— Ils ne peuvent pas te rendre tes souvenirs. (Gregor tendit les mains vers moi.) Mais moi, je le peux.
« Gregor tentera de t’enlever dans tes rêves. » L’avertissement de Mencheres résonna dans ma tête. Il avait vu juste.
— Menteur.
Je me retournai et me mis à courir dans la direction opposée, mais Gregor se matérialisa devant moi, comme par magie.
— Je ne mens pas.
Je regardai autour de moi, mais ne vis qu’un brouillard pâle qui ne m’offrait aucun recours. Il fallait que je me réveille. Si ce type posait la main sur moi, je risquais de me réveiller dans de sales draps.
— Écoute, Gregor, je sais que Mencheres t’a gardé prisonnier pendant longtemps, et ça te met en rogne, mais soyons raisonnables. Je suis liée par le sang à l’homme que j’aime, et je ne suis pas le seul poisson dans l’océan. Disons-nous adieu, et tu pourras aller hanter les rêves d’une autre fille.
Il secoua sa tête dorée avec tristesse.
— Ce n’est pas toi qui parles. Tu ne voulais pas devenir une tueuse et passer toute ta vie à regarder par-dessus ton épaule. Je peux effacer tout cela, Catherine. Tu as eu le choix. C’est moi que tu avais choisi. Prends ma main. Je te rendrai ce que tu as perdu.
— Non.
J’entendis un bruit derrière moi, une sorte de grognement sourd. Un frisson de peur parcourut ma colonne vertébrale. La Mort était de nouveau à mes trousses.
Gregor serra les poings, comme s’il l’avait entendue lui aussi.
— Écoute, Catherine, tu dois venir avec moi tout de suite !
Les grognements s’amplifiaient. La Mort était derrière moi, Gregor devant, et je devais choisir entre les deux. Pourquoi est-ce que je ne me réveillais pas ? Qu’est-ce qui m’avait permis de sortir du sommeil la dernière fois ? J’étais également en train de courir, poursuivie par un monstre…
Je me retournai en un éclair sans prêter attention au cri de Gregor et fonçai la tête la première en direction de l’hideuse silhouette de la Mort. Soit cela marcherait, soit…
Une gifle, puis une autre. Quelqu’un était en train de me secouer à m’en disloquer la mâchoire. Bones me parlait, et il se concentrait tellement pour me réveiller qu’il me fallut crier trois fois pour attirer son attention.
— Arrête !
— Chaton ?
Il me saisit le visage, les yeux étincelants de vert et le regard fou. Je repoussai ses mains en tremblant et me rendis compte que j’étais toute mouillée. Et que j’avais froid. Et mal. Et que nous n’étions pas seuls.
— Qu’est-ce que tu m’as fait ?
J’étais par terre, Bones à mes côtés, et vu le tapis trempé, les divers objets qui nous entouraient et les spectateurs inquiets, j’avais dû rester inconsciente un bon moment. Je regardai mon corps, et ce que je vis confirma mes soupçons. J’étais toujours aussi nue que je l’avais été lorsque nous nous étions endormis.
— Bon Dieu, Bones, on n’a qu’à inviter tout le monde la prochaine fois qu’on fera l’amour, comme ça ils pourront tout voir d’un seul coup !
Spade, au moins, n’était pas nu, contrairement à la dernière fois où je m’étais réveillée d’un cauchemar dans une pièce remplie de monde. Mencheres et une humaine inconnue se tenaient à ses côtés.
— La vache, plus jamais je ne veux revivre ça, grogna Bones en se passant la main dans les cheveux d’un geste las. C’était différent des autres fois, Mencheres. Qu’est-ce que cela signifie ?
Bones était nu lui aussi, mais il s’en moquait. Les vampires n’avaient absolument aucune pudeur. Je me recouvris de la première chose qui me tomba sous la main, en l’occurrence le couvre-lit, et lui tirai la main.
— Va te chercher un pantalon, et une robe de chambre pour moi. Qu’est-ce que… ?
Le simple fait de bouger déclencha une douleur subite dans mon dos qui s’intensifia rapidement en élancements réguliers. J’avais également le goût du sang dans la bouche, et ma tête me faisait mal.
Mencheres s’agenouilla à côté de moi.
— Est-ce que tu te souviens des détails de ce rêve, Cat ?
Des vêtements. Tout de suite, pensai-je à l’intention de Bones.
— On s’en fiche, marmonna-t-il, mais il enfila tout de même un pantalon et alla me chercher une robe de chambre.
— Tiens, dit Bones en s’entaillant la main avant de me la coller sur la bouche. Avale.
Je collai mes lèvres à sa plaie et ingérai son sang qui soulagea sur-le-champ les douleurs de mon corps. Puis je m’assis sur le lit, et la vue de l’endroit où j’avais été couchée me laissa bouche bée.
— Mais qu’est-ce que tu as bien pu me faire ?
— J’essayais de te réveiller, répondit Bones d’un ton cassant. Je t’ai entaillée, aspergée d’eau, giflée et brûlée aux jambes. À ton avis, laquelle de ces méthodes a fonctionné ?
— Bon Dieu, sifflai-je entre mes dents. Je comprends mieux pourquoi tu apparaissais comme la Mort incarnée dans mon rêve, et pourquoi j’ai commencé par courir vers Gregor.
— Dans ce cas, tu te souviens de ton rêve, dit Mencheres. C’est de mauvais augure.
Je lui répondis avec brusquerie, effrayée par ces mots.
— Hé, le pharaon des temps modernes, et si pour une fois vous laissiez tomber les bonnes manières et que vous vous exprimiez comme une personne du XXIe siècle ?
— Ça va chier, bouge-toi le cul, yo, répondit-il du tac au tac.
Je le regardai, abasourdie, puis éclatai de rire, ce qui ne collait pas du tout avec l’avertissement très solennel qu’il venait de me donner.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle, maugréa Bones.
— Oh, moi non plus, mais c’est quand même hilarant, parvins-je à lui répondre. Désolée pour le tapis, Spade. Du sang, des brûlures, de l’eau… finalement, tu aurais peut-être vraiment mieux fait de nous installer dans les écuries.
— Comme je le disais, reprit Mencheres, c’est inquiétant. (Il me lança un regard qui me mettait au défi de faire un commentaire. Je m’abstins, les lèvres toujours agitées par le fou rire.) Tu te rappelles ton rêve et tu es restée insensible aux stimulations extérieures, ce qui signifie que Gregor n’est pas loin. Tu dois partir sur-le-champ.
Bones tourna son regard vers Spade.
— Tu as dit à quelqu’un que nous arrivions ?
Spade secoua négativement la tête.
— Bon Dieu, Crispin, c’est à peine si vous m’avez prévenu. Tu es mon meilleur ami, et ma maison n’est pas très loin de Paris. Il en a peut-être déduit que c’était ici que vous viendriez.
— C’est possible. (Bones ne semblait pas convaincu.) Ou peut-être que nous n’avons pas été aussi prudents que nous le pensions et que nous avons été suivis.
— Je fais venir la voiture, mon pote.
— Trois voitures. (Bones me lança un regard circonspect.) Qui partiront dans des directions différentes, avec chacune un humain et au moins deux vampires. Si quelqu’un nous surveille, cela lui compliquera la tâche.
— La fuite ne suffira pas à résoudre ce problème.
Une idée sarcastique germa dans mon esprit. On devrait laisser Gregor quelque temps en ma compagnie, ça lui fera passer l’envie de vouloir passer le reste de sa vie avec moi. Les ennuis me suivaient comme des mouches.
Mais je me contentai d’un sourire faussement éclatant.
— Spade, j’adore ta déco. Mencheres… comme d’habitude. Bones. (La pendule indiquait 9 heures. Je n’avais dormi que deux heures, mais il n’était pas question que je m’assoupisse de nouveau.) On y va quand tu veux.
— En route, ma belle. (Il me jeta des vêtements et enfila une chemise sans même la regarder.) Dès que tu seras habillée.